Dossier paru dans « La Revue Tout est à nous » du NPA,
n° 2, juin-juillet 2009.
La grande crise américaine l’a emporté sur toutes les autres en intensité et en durée. Il est donc logique que ce soit à son sujet qu’aient été présentées la plupart des grilles de lecture du grand effondrement.
Une thèse souvent évoquée est celle de la sous-consommation (aujourd’hui aussi fréquemment défendue à propos de la crise actuelle). Au cours des années vingt, on aurait constaté une croissance des salaires réels bien plus lente que celle de la productivité du travail ; d’où aurait résulté un partage de plus en plus inégal de la valeur ajoutée (à l’avantage des profits) et une disproportion grandissante entre les rythmes d’expansion de la section II (produisant des biens de consommation) et de la section I (fabricant des biens de production). D’où une crise des débouchés. Mais le décalage entre les taux de croissance des salaires réels et de la productivité du travail, avéré pour l’industrie manufacturière, ne l’est pas au niveau national. D’ailleurs, au cours de ces années vingt, la part des salaires dans le revenu national est stable et celle de la consommation dans le Produit national brut (PNB) est croissante.
Une autre explication soutenue avec insistance (et, là aussi, c’est encore le cas aujourd’hui) est d’ordre financier : le krach boursier du 24 octobre 1929 serait à l’origine de l’effroyable dépression. Dès le départ, cette explication qui met en cause la finance malfaisante a eu les faveurs du grand public (à nouveau, comme aujourd’hui). Elle n’est pourtant pas fondée. Le sommet de l’activité est daté d’août 1929, avant le krach, et de nombreuses statistiques particulièrement sensibles à la conjoncture culminent en août ou septembre. Le cours des actions baisse de 19,2% en 1930, mais il s’était déjà effondré (toujours aux Etats-Unis) de 22,7% en 1877 et de 18,7% en 1907, sans provoquer de grande crise. Il est vrai que l’indice industriel, jusque-là stagnant, entame une chute accélérée à partir d’octobre 1929, ce qui laisse penser que le krach, bien que n’étant pas au point de départ, a contribué à transformer une crise en grande dépression.
L’hypothèse monétariste est particulièrement prisée aux Etats-Unis. Trois grandes vagues de faillites bancaires auraient provoqué la chute dramatique de plus d’un tiers du stock de monnaie du début à la fin de la dépression américaine (avec des effets désastreux sur l’activité économique) sans provoquer de réaction adéquate de la Fed, la banque centrale américaine, qui n’aurait pas réagi comme elle le faisait jusque-là. En réalité, la première vague de crises bancaires n’a pas eu d’impact sensible sur l’économie réelle. La deuxième vague (qui débute en juin 1931) est le résultat du démarrage de la crise bancaire européenne (avec l’effondrement de la Creditanstalt autrichienne en mai 1931) et de la chute de la livre sterling (qui quitte sa base or en septembre 1931), ce qui déclenche une violente spéculation contre le dollar. La Fed réagit conformément à sa doctrine, élève ses taux pour défendre le lien du dollar à l’or et fait passer le soutien aux banques au second plan. La troisième vague de défaillances bancaires débute au cours du dernier trimestre de 1932 : elle découle de l’élection de Roosevelt et de la conviction du public que le Président nouvellement élu va rompre le lien du dollar à l’or. La spéculation contre le dollar repart de plus belle, et la Fed réagit conformément à sa doctrine traditionnelle, élève ses taux pour défendre le dollar et relativise le soutien aux banques. Au total, les défaillances bancaires, l’affaissement du stock de monnaie et le comportement de la Fed ne sont pas des causes autonomes de la crise, mais des retombées de la crise européenne et de la défense de la parité-or du dollar.
Reste la thèse du surendettement, défendue à l’époque en particulier par Irving Fisher, qui met l’accent sur l’articulation entre surendettement et baisses des prix. L’effort des entrepreneurs pour réduire leurs dettes entraînerait en effet une rapide baisse des prix, laquelle accroîtrait, au total, le poids réel de ces dettes, malgré l’effort fait pour s’en dégager. Le principal secret de la plupart des grandes crises tient, dit Fisher, dans ce paradoxe : plus les débiteurs payent, plus ils doivent. Mais la thèse de Fisher ne paraît pas fondée, car le rapport de la dette des entreprises au PNB en 1929 n’a rien d’extraordinaire, si on le compare aux ratios du passé américain. Par contre, le rapport de la dette des ménages au PNB atteint alors un niveau tout à fait exceptionnel, un point sur lequel nous revenons dans le reste du dossier.
La crise de 1929 et la double émergence
La crise de 1929 est une crise d’organisation du monde. La première mondialisation, qui couvre le dernier tiers du XIXe siècle, reposait sur une forme bien particulière de structuration de l’espace. Vaste zone de libre-échange, sans doute, mais fortement rassemblée autour d’un pays, le Royaume-Uni (tout à la fois première puissance économique, commerciale, financière, politique), une zone nettement partagée en centre et périphérie, disposant d’une monnaie, sinon unique, en tous les cas commune, sous la forme de l’étalon-or. Vers la fin du XIXe siècle ce dispositif se rompt. L’ancienne organisation du monde est brisée par une double émergence, celle, sur le nouveau monde, des Etats-Unis, et celle, sur l’ancien, de l’Allemagne. En 1880, les produits manufacturés ne représentaient que 11% du total des exportations américaines. En 1925-29, les Etats-Unis créent près de la moitié de la production industrielle mondiale (URSS exclue). Tard partie, l’Allemagne met les bouchées doubles : en 1913, elle devance le Royaume-Uni et son produit est alors, selon les estimations, de 60% ou 80% supérieur à celui de la France. Il y a donc deux crises dans la grande crise, car il y a deux crises de l’émergence : l’une, au niveau mondial, qui met surtout en jeu les rapports Etats-Unis / Royaume-Uni ; l’autre, au niveau européen, qui situe surtout l’Allemagne face à la France. Ces deux crises s’entretiennent l’une l’autre, mais ont chacune leurs propres racines, et sans ce doublon il n’est guère possible de comprendre la gravité de la grande dépression. Il ne s’agit pas d’un cercle, mais d’une ellipse, à deux foyers, Etats-Unis et Allemagne. Le Royaume-Uni fait en quelque sorte la navette entre les deux, déjà trop affaibli sur la scène internationale par la puissance montante américaine pour pouvoir maintenir son ancienne fonction régulatrice sur la scène européenne. Nous sommes dans un entre-deux : l’Angleterre ne peut plus exercer son ancien rôle, les Etats-Unis ne le peuvent pas encore.
Crise de l’émergence américaine, la crise de 1929 l’est à un double titre, à la fois sur le plan intérieur américain et sur le plan international. De la même façon qu’une île surgie du fond de l’océan, montant à toute allure à la surface, sera, d’une part, en équilibre intérieur instable et va, d’autre part, lever une vague qui ira balayer les continents déjà établis. Sur le premier de ces plans, on peut interpréter la grande crise américaine de 1929 comme celle générée par le passage brutal d’un monde de petits producteurs à celui du salariat. Au cours du dernier tiers du XIXe siècle, il y avait déjà de nombreuses crises économiques éclatant à l’est du territoire des Etats-Unis. Mais elles étaient amorties par l’hétérogénéité du milieu économique américain, qui combinait sociétés et entrepreneurs individuels, salariés et paysans, petite et grande production. Le recul des formes d’activité relevant de la petite production a été particulièrement rapide, à la jonction des XIXe et XXe siècles, ce qui s’explique probablement par la fin de la frontière, survenue au même moment. En 1880, un peu plus de la moitié de la population active travaillait dans l’agriculture ; en 1930, à peine plus du cinquième. Ce bond en avant de l’espace couvert par les sociétés et le salariat a brutalement réduit la diversité de l’espace économique américain, l’homogénéisant, ouvrant la voie à la grande dépression. L’émergence américaine aura joué également un rôle décisif au plan international. C’est ainsi que s’explique la chute de la livre en septembre 1931, la banque d’Angleterre s’avérant incapable d’attirer les capitaux nécessaires, car New York et le dollar occupent désormais la première place.
Double émergence, avons-nous dit, celle des Etats-Unis mais aussi celle de l’Allemagne. Guerre en quelque sorte inachevée, le premier conflit mondial a posé le problème de l’émergence allemande en Europe mais ne lui a pas donné de réponse, a débouché sur un traité de paix qui n’était qu’un armistice et fait des années 1920 la prolongation de la guerre par d’autres moyens. C’est dans ce cadre que l’on peut comprendre l’hyperinflation allemande, les profonds déséquilibres structurels qui lui ont fait suite, et enfin l’explosion d’un extraordinaire matériel inflammable dans la grande crise bancaire allemande de 1931. Les deux crises d’hégémonie, européenne et mondiale ont aussi entremêlé leurs effets. Ainsi la question des réparations a littéralement empoisonné les relations franco-allemandes ; s’y est ajoutée celle des dettes de guerre (opposant les Etats-Unis à leurs alliés), et les deux dossiers, intimement liés, ont représenté un obstacle essentiel sur la voie du redressement.
XXe et XXIe siècles, deux grandes crises
Pouvons-nous comparer la crise de 1929 et l’actuelle ? Sur certains points, s’agissant des Etats-Unis, elles se tiennent proches l’une de l’autre. A chaque fois, une bulle se situe sur la ligne de départ ; à chaque fois la crise bancaire guide la déflagration ; à chaque fois le surendettement des ménages alimente la dépression. Des précisions s’imposent pourtant. La bulle était boursière en 1929, immobilière aujourd’hui ; elle n’a pas déclenché la crise en 1929 (même si elle l’a aggravée), elle a été au cœur de la récession actuelle. En ce qui concerne la crise bancaire, elle s’est manifestée lors de la grande crise du XXe siècle par de très nombreuses fermetures d’établissements, alors qu’actuellement (le sauvetage sur fonds publics aidant) il s’agit plutôt de la paralysie de l’appareil bancaire dans sa fonction de distribution de crédits. Enfin, le surendettement des ménages découle aujourd’hui de la construction résidentielle ; en 1929, il était lié au crédit à la consommation et à la spéculation boursière.
D’ailleurs, on voit poindre dans le déroulement de la crise actuelle certains des traits marquants de la grande dépression des années trente. Qu’il s’agisse de la déflation générale des prix (péril extrême), des dépréciations compétitives de monnaies nationales (pour placer ses marchandises sur les marchés étrangers aux dépens des concurrents) ou encore des capitaux fuyant en masse des pays de la périphérie (comme c’est le cas aujourd’hui pour l’Europe de l’est). Plus fondamentalement, il n’est pas étonnant que nous retrouvions, pour la crise de 1929 ou pour l’actuelle, ce qui fait l’enjeu des crises majeures : une organisation du monde. Celle de 1929 avait, nous l’avons vu, des origines lointaines, celles d’une double émergence, américaine et européenne. Pour la crise actuelle, l’enjeu de la nouvelle organisation du monde est à rechercher, non au point de départ, mais à l’arrivée. En effet, le modèle qui, à partir des années 1980, a succédé à la régulation fordiste aux Etats-Unis repose sur un pacte conflictuel entre capitalistes et zones émergentes de la mondialisation (Chine, etc.). Une bonne part de la question posée par la crise actuelle est de savoir si, au bout du compte, ce pacte aura été brisé ou s’il aura simplement été reconduit sous une nouvelle forme (celle, par exemple, des G20).
Sur d’autres points pourtant les deux crises se tiennent éloignées l’une de l’autre. Le système de l’étalon-or était, sous des formes diverses, universellement présent en 1929, rien de tel aujourd’hui. La grande crise était une ellipse, à double foyer, américain et européen, alors que celle d’aujourd’hui irradie surtout à partir de son centre de gravité américain. Le poids des allocations dans le revenu des ménages ou celui des dépenses publiques dans le PIB atteignent aujourd’hui des niveaux sans précédent, et peuvent jouer le rôle de stabilisateurs de l’activité, ce qui n’était pas le cas en 1929. Cela peut-il suffire à rassurer ? Pas sûr, car, sur bien des points, le système capitaliste s’est profondément modifié, aggravant l’instabilité foncière qui est la sienne. La mondialisation actuelle est celle d’un salariat universel, la petite production ne vient plus y freiner les récessions naissantes alors que licenciement et chute de la consommation se répondent l’un l’autre en une spirale sans fin. Cette mondialisation couvre toute la planète, enrôle des continents entiers restés jusque-là à l’écart, chaque pays rajoutant ses propres fragilités pour faire un peu plus bouillir l’immense marmite. L’espace économique est couvert d’un réseau dense et serré et la rapidité avec laquelle cette interconnexion a transmis au monde entier les chocs de la crise actuelle en a laissé plus d’un pantois.
D’ailleurs, comparer les grandes crises des XXe et XXIe siècles n’implique pas que la seconde en vienne nécessairement à reproduire la première. Tout événement historique est unique, et ainsi en est-il de la crise de 1929. Ce que la grande dépression a d’abord montré, c’est de quoi le système capitaliste est capable, s’il est laissé à lui-même. La grande crise ne peut recommencer, mais une grande crise le peut. N’est-ce pas la même mécanique que nous trouvons au cœur de toutes les crises, une mécanique où le caractère de plus en plus social de la production entre en contradiction avec la forme étriquée d’une propriété privée maintenue ? Soit encore un engrenage où chaque acteur économique prend la décision qu’il estime rationnelle pour la défense de son intérêt privé et compromet ce faisant un équilibre général qui ne pourrait résulter que d’une coopération universelle. Derrière chaque crise, se cache le système qui la produit : le capitalisme.
Une chronologie succincte
Nous pouvons distinguer trois phases. La première est proprement américaine. Le sommet de l’activité est situé en août 1929. Le recul de la production industrielle s’accélère nettement à partir du krach d’octobre. Le surendettement des ménages vient rajouter ses effets. Le crédit à la consommation (une innovation récente) a joué ici un rôle important (achats d’automobiles). Une première vague de suspensions bancaires débute en octobre 1930.
Un processus de redressement se dessine au début de 1931. Il est interrompu par la deuxième vague de suspensions bancaires américaines, qui débute en juin 1931. Nous entrons dans la seconde phase de la crise, située sous l’influence des événements européens. C’est le 11 mai 1931 que sont rendues publiques les pertes de la Creditanstalt, début de la crise bancaire autrichienne. La vague de défiance frappe ensuite l’Allemagne. Malgré un prêt accordé à la Reichsbank par les autres banques centrales, malgré la proposition, le 20 juin 1931, par le Président américain Hoover de la suspension, pour un an, de tous les paiements sur les dettes intergouvernementales (dettes de guerre et réparations), la ruée des déposants se poursuit et l’une des plus importantes banques allemandes, la Danat, ne peut être sauvée. Le 14 juillet, toutes les institutions financières allemandes sont fermées et le contrôle des changes instauré. En volume, le produit national net allemand recule de 3,5% en 1930, mais de 10,8% en 1931.
Après la monnaie allemande (le reichsmark) vient le tour de la livre sterling, dont la convertibilité-or est suspendue le 21 septembre 1931. D’août à décembre 1931, la monnaie anglaise se déprécie de plus de 30% par rapport au dollar, resté sur l’or. Le coup est terrible. Les pressions déflationnistes (à la baisse des prix) s’accentuent un peu partout dans le monde : les prix anglais à l’exportation diminuent à proportion de la dépréciation de la livre et les producteurs étrangers sont contraints, pour résister à la concurrence, de suivre le mouvement. Le dollar américain (lié à l’or) est très rapidement attaqué. Pour défendre sa parité, la banque centrale américaine (la Fed) augmente fortement son taux d’intérêt, ce qui attire les capitaux, sauve (temporairement) le dollar mais aggrave la situation économique. Les volumes de la consommation des ménages et de l’investissement privé enregistrent en 1932 les chutes annuelles les plus sévères de toutes celles relevées au cours de la grande dépression américaine.
Les Etats-Unis subissent la troisième et dernière phase de leur crise avec une nouvelle vague de suspensions bancaires, qui débute au cours du dernier trimestre de 1932 et se conclut le 6 mars 1933 par la fermeture générale des banques. Cette vague est étroitement liée au choix de plus en plus évident du Président nouvellement élu, Roosevelt, de pousser le dollar hors de sa base or, ce qui entretient la crainte d’une future dépréciation du dollar et amène la Fed à augmenter son taux d’intérêt, toutes choses qui redoublent les coups portés à une activité défaillante.
Le creux mondial avait été atteint au troisième trimestre de 1932. Mais le 19 avril 1933 l’étalon or est officiellement abandonné par les Etats-Unis. Après la livre, c’est le dollar qui se déprécie. A nouveau la pression déflationniste s’accroît pour les pays restés fidèles à l’or, bientôt regroupés en un « bloc-or », au sein duquel se trouve la France. La Conférence de Londres de juin et juillet 1933, convoquée pour remédier à cette situation, se termine sur un échec et la crise française débouche sur le Front Populaire.
Définitions
La frontière
La colonistion du territoire des Etats-Unis s’est effectué d’est en ouest. La « frontière » du pays se déplaçait ainsi avec l’avancée des pionniers. La fin de la « frontière » désigne le moment où l’océan Pacifique a été atteint et l’essentiel du territoire occupé.
Etalon-or
Le système de l’étalon-or peut être caractérisé par deux traits essentiels : la valeur de chaque monnaie est définie pas un certain poids d’or, et la convertibilité (totale ou partielle) de ces monnaies en or est assurée.
Dossier paru dans « La Revue Tout est à nous » du NPA, n° 2, juin-juillet 2009.