A la question posée par la rédaction de l’Humanité, je réponds ceci [1]. Si par réforme on entend une mesure destinée à améliorer vraiment les conditions de travail, de logement et de protection sociale des salariés et des chômeurs ou à répondre à besoins collectifs impératifs (l’enseignement, la recherche, la santé), alors la réponse est non. Les réformes sont incompatibles avec la dette, tant par son poids financier que par sa portée politique.
C’est si vrai que « la pédagogie de la dette », pour utiliser la terminologie en vogue, occupe une place de choix dans le discours des principaux candidats à l’élection présidentielle. Il s’agit de dire aux Français, à commencer par les salariés et les chômeurs, que la France « vit au-dessus de ses moyens ». Pour ne pas « pénaliser les générations futures », il faudrait « rompre avec la facilité de la dette publique », titre du rapport commandé par le ministre de l’Economie et des finances au président de BNP-Parisbas, Michel Pébereau [2]. Il faudrait accepter de profondes « réformes de l’Etat » ainsi qu’une diminution de la protection sociale, notamment de nouvelles baisses des retraites.
L’une des « originalités » du rapport Pébereau, en effet, est de vouloir étendre la définition de la dette de façon à y inclure les retraites. Cette astuce permet à certains, par exemple à Laurence Parisot sur France Culture le 14 février, d’annoncer qu’en 2015 la dette publique atteindrait 100% du PIB, alors que Bercy se félicite de l’avoir ramené à 66 % du PIB, proche des 60 % imposé par le Pacte de stabilité.
La question de l’endettement de l’Etat et du montant des intérêts servis qui traduisent des décisions prises il y a déjà longtemps va donc être amalgamée avec celle des retraites, qui a trait à l’allongement moyen de la durée de vie et au niveau de l’emploi dont dépendent les cotisations. Il faut se préparer à y résister.
La seule vraie politique de gauche est de décréter un moratoire sur la dette et le service des intérêts. Certes la France n’entre pas dans la catégorie des pays en développement pour lesquels la théorie de la « dette inique », moralement et politiquement injustifiable, s’applique. Mais il y a de très bonnes raisons pour que tout gouvernement élu avec les voix des salariés (actifs, chômeurs, retraités) et des jeunes, opère sur cette question une « rupture », mot tant à la mode.
D’où vient la dette ? D’abord de ceci. Depuis 1980, pour combler la fiscalité défaillante et faire face à des dépenses jugées indispensables et incompressibles, les gouvernements ont levé les fonds en plaçant des titres de la dette publique sur les marchés obligataires. La dette a sa source dans la faiblesse de la fiscalité directe (impôt sur le revenu et impôt sur les entreprises) et dans l’évasion fiscale. Plutôt que d’affronter les groupes sociaux qui en bénéficient et qui ont recours, les gouvernements ont « contourné » le problème d’une façon encore plus favorable au capital et à la fortune. Les gouvernements successifs ont emprunté à ceux qu’ils renonçaient à taxer. La montée de la dette a épousé le mouvement de la libéralisation financière. Dans les conditions institutionnelles et politiques de l’après Seconde guerre mondiale, le recours à l’endettement public était limité. Tout change avec la libéralisation financière. C’est l’introduction par étapes à partir de 1982-83, de mesures permettant le placement sur le marché obligataire spécialisé d’effets émis par le Trésor selon le modèle mis au point aux Etats-Unis (ce qu’on nomme la « titrisation ») qui a fait faire un bond à la dette. Elle est passée de 1% du PIB à 2% en 1986, avant que sa croissance ne s’accélère à partir de 1991 jusqu’à atteindre 5% à la fin du gouvernement Juppé.
La faiblesse de la fiscalité sur le capital et la fortune, ainsi que l’évasion fiscale ont marqué l’histoire de la fiscalité en France. Aujourd’hui, elles se télescopent avec les effets de la concurrence fiscale entre les pays de l’Union européenne et de « l’émigration » d’entreprises et de familles à revenu élevé vers les havres fiscaux. Le rapport Pébereau considère la concurrence fiscale comme un effet normal de la libéralisation des marchés, un paramètre auquel les gouvernements n’ont pas d’autre choix que de s’adapter. Les allégements accordés par Raffarin, réclamés par Chirac et promis par Sarkozy seraient donc légitimes. Les recettes fiscales diminuant et l’endettement étant une atteinte contre les générations futures, reste les coupes sombres dans les dépenses budgétaires et la « réforme de l’Etat » — réduction du nombre des fonctionnaires et démantèlement du statut de la Fonction publique.
A quoi a servi la dette et comment s’est-elle accrue si vite ? L’indemnisation des nationalisations de 1980-81 a lancé le mouvement, cadeau fait aux grands groupes dont l’Etat a socialisé les pertes et opéré la restructuration, avant de les rendre très rentables au secteur privé. Puis sont venues les dépenses de la loi de Programmation militaire 1987-1991 (les Rafale et autres porte-avions et sous-marins nucléaires) qui ont donné à la dette un nouveau coup d’accélérateur, avec un décalage dû aux retards dans les programmes. Mais ce qui a provoqué l’ampleur particulière de l’endettement, a aussi été l’effet conjugué des taux d’intérêts réels élevés (jusqu’à 8 %) et de la croissance lente, notamment dans la période préparatoire à l’entrée dans l’Union monétaire européenne. C’est là la « boule-de-neige » de l’endettement dont l’effet a été de porter la charge du service des intérêts de la dette à un niveau très élevé, jusqu’à 20% des dépenses budgétaires en 1998. Le rapport Pébereau tente d’en minimiser la portée, mais il ne convainc personne. En 2005, le paiement des intérêts reste la seconde dépense de l’Etat, après l’Enseignement (hors universités), mais avant tous les autres ministères, y compris la Défense.
Mais la plus importante raison du moratoire est la situation d’urgence sociale, celle créée par la situation d’un large secteur de la jeunesse, la pauvreté rampante des salariés, le cancer du chômage, la question du logement. Personne ne la nie. A situation exceptionnelle, réponse exceptionnelle. J’ai entendu Alain Minc louer à la radio le pragmatisme de Keynes. Or celui-ci est très sensible aux effets des dettes publiques, qu’il s’agisse des réparations imposées à l’Allemagne ou du poids de la dette de plusieurs pays de l’Est de l’Europe dans les années 1920. Lorsque le moratoire s’imposait, il était prêt à la défendre. La gauche doit en faire de même aujourd’hui. La dette est détenue en France par les banques et les sociétés d’assurance et à l’étranger par les fonds de pension par capitalisation financière et les banques. Fin 2003, les premiers détenaient 56% de la dette et les seconds 40% ; fin 2006, les chiffres se sont inversés, les institutions étrangères détenant 54% du total. Les épargnants modestes en France pourraient être indemnisés, mais non les autres bénéficiaires de transferts qui sont sur le plan économique des ponctions rentières.
Bien expliquée la décision française deviendrait un exemple pour d’autres gouvernements élus en Europe et ailleurs pour défendre les salariés et la jeunesse.
* François Chesnais est l’éditeur responsable de la revue Carré rouge ; il est membre du Conseil scientifique d’attac. Parmi les derniers ouvrages publiés, nous citerons : La finance capitaliste (avec Suzanne de Brunhoff, Gérard Duménil et Michel Husson) et le Numéro d’Actuel Marx, N°40, deuxième semestre 2006, intitulé La Fin du néo-libéralisme avec Samir Amin, David Harvey, etc.
1. Dans son numéro du samedi 24 février, l’Humanité a posé à Michel Pébereau (président de BNP Paris-Bas et auteur d’un rapport officiel commandé par le ministre de l’Economie et des finances), Jacques Généreux (membre du conseil national du Parti socialiste, François Chesnais, Jean-Christophe Le Duigou (secrétaire général adjoint de la CGT), Dominique Plihon (président du conseil scientifique d’ATTAC) et Denis Durand (membre de la commission économique du PCF) la question suivante : la dette publique permet-elle de mener des réformes ? Au cours de la semaine précédente, la rédaction de l’Humanité avait demandé à François Chesnais une tribune dont la publication a cédé la place au dossier du samedi 24 février. C’est la version longue de sa réponse qui est publiée ici. (Note de la rédaction)
2. Rompre avec la facilité de la dette publique. Pour des fiances publiques au services de notre croissance économique et de notre cohésion sociale. Commission présideé par Michel Pébereau. Documentation française. 2007
(1 mars 2007)