L’absence historique d’un parti de gauche au Québec
Ce qui a été déterminant dans l’évolution de l’ensemble de la gauche au Québec, de la social-démocratie à la gauche radicale, a été l’absence de parti ouvrier de masse1, cas rare dans les pays occidentaux2. Ni le Nouveau Parti Démocratique (ni le CCF), ni le Parti Communiste du Canada ne sont parvenus à construire un parti qui ait eu un impact de masse réel. Construits de l’extérieur de la société québécoise sans jamais en comprendre les déterminants, ces partis ont soit nié la réalité de l’oppression nationale du Québec, soit marginalisé cette question dans leurs considérations stratégiques et tactiques.
La radicalisation des années 60
Dans les années 60, une mobilisation massive pour la justice sociale et pour une forme ou l’autre d’autonomie nationale du Québec, liée à une montée mondiale des luttes sociales et des luttes anti-impérialistes, prend forme au Québec. La multiplication et la radicalisation des grèves poussent les 3 centrales syndicales à rédiger des manifestes critiquant le capitalisme tout en prônant la mise en place d’un socialisme démocratique. Pourtant, aucune stratégie n’est présentée pour soutenir cette perspective. L’idée de la création d’un parti ouvrier n’est qu’effleurée et la critique du PQ, qui venait d’être fondée, n’a pas été réellement développée.
Le PQ, parti de masse soutenu par les directions syndicales et populaires sans être social-démocrate
La majorité de la radicalisation sociale et nationale des années 1960-70 a été récupérée par le Parti québécois. Fondé en 1968, le PQ n’est pas un parti social-démocrate fondé par les syndicats mais plutôt un parti nationaliste avec une tendance moderniste dont le leadership a été assuré par une scission du Parti Libéral Québécois dirigé par René Lévesque3. Par contre, la majorité de ses membres étaient enracinés dans la classe travailleuse et populaire.
Les premières moutures du discours du PQ reprenaient en partie le discours de la social-démocratie. Les réformes et les concessions aux luttes montantes se sont doublées d’une intégration d’une partie de la direction du mouvement ouvrier à ce parti. Cette intégration était justifiée par la théorie des étapes qui prétendait qu’il fallait, dans une première étape, régler la question nationale (indépendance) avec le PQ et, dans une deuxième étape, la question sociale (socialisme).
Fort de ses appuis sociaux, en tant que principal débouché politique du mouvement indépendantiste et profitant de la montée des luttes syndicales contre le gouvernement Bourassa, le PQ gagne les élections de 1976. Un fort attentisme se développe alors dans les rangs du mouvement syndical. La grande valse des sommets et la multiplication des lieux de concertation où siégeaient les centrales se sont mises en place, sans parler des anciens dirigeants devenus transfuges au gouvernement. Le rôle que prendra le PQ constituera pour les décennies suivantes un blocage majeur sur le développement de l’autonomie politique des travailleurs et des travailleuses.
Une gauche radicale à majorité maoïste
Dans les années 70, la majorité de l’extrême-gauche québécoise, en croissance rapide quoique toujours marginale, était dominée par le courant maoïste. Les conceptions staliniennes qui étaient développées voyaient le parti diriger en tout. Ces groupes établissaient des rapports autoritaires avec les organisations sociales et syndicales et rejetaient le mouvement féministe et la question nationale comme divisant la classe ouvrière. Finalement, l’idée de fonder un parti ouvrier ne se posait pas, chaque groupe se proclamant LE parti ouvrier. Ces organisations ont implosé en quelques mois (1982) et sont presque totalement disparues.
D’un autre côté, la tendance majoritaire des courants trotskistes a été marquée, dans un premier temps, par un gauchisme estudiantin prévoyant la révolution à court terme et ne privilégiant pas la création d’un parti ouvrier de masse. Le temps pris pour corriger ce cours gauchiste et un travail activiste dans les mouvements sociaux (et non sur la construction de l’organisation politique) a laissé la place et le temps au mao-stalinisme pour imposer son hégémonie sur la gauche radicale.
Les reculs des années 80 et le MS
À la fin des années 70, le mouvement ouvrier et l’ensemble des mouvements sociaux avaient été rejetés sur la défensive. Le référendum de 1980 s’est fait dans une optique purement nationaliste où toute jonction entre les revendications nationales et les revendications sociales était soigneusement évitée. La défaite du référendum de 80 porta un dur coup au mouvement nationaliste, mais n’entama pas sérieusement la base électorale du PQ. Le PQ, réélu en 1981, renforça sa politique répressive contre le mouvement syndical. Lors de la crise de 1981-82, les attaques contre les syndicats du secteur public, les négociations, coupures salariales et lois répressives, mirent un frein aux luttes syndicales. Les directions syndicales prirent alors un virage à droite et renforcèrent leur tendance concertationniste avec l’État, le patronat et le PQ.
Ce durcissement à droite du PQ provoqua aussi une rupture de certains leaders syndicaux et universitaires réformistes avec le Parti québécois. Ils lancèrent le groupe des Cent, qui allait devenir le Mouvement socialiste. Fort d’un programme indépendantiste, socialiste, féministe et écologiste, le MS refusait le travail politique dans le mouvement social (par une phobie de reproduire les manœuvres des groupes maoïstes). De plus, le courant assurant le leadership du MS ne voulait pas faire du groupe un lieu de convergence de différents courants politiques de la gauche québécoise et finit par exclure les autres courants. C’est affaibli, privé de l’appui des centrales syndicales, que le MS s’est finalement tourné vers le champ électoral, ce qui fut un échec.
Chez les travailleurs et les travailleuses en général, l’absence de parti de gauche et le contexte social et politique régressif expliquent que la déception face au PQ ne se fit pas par la gauche. Elle fut plutôt vécue comme une immense désillusion dépolitisante que le PQ avait nourrie. Cette désillusion est également interprétée comme ayant été la source de sa défaite électorale de 1985.
Du NPD-Québec au PDS
Au début des années 90, le NPD-Québec, abandonna son orientation fédéraliste et s’ouvrit aux autres organisations de gauche. Des nationalistes de gauche autour de Paul Rose et les marxistes-révolutionnaires de Gauche Socialiste (IVe Internationale) le rejoignirent. La dynamique des débats amena le NPD-Q à se définir comme le Parti de la démocratie socialiste (PDS), parti anti-capitaliste, anti-néolibéral, féministe, internationaliste et indépendantiste. Lors du référendum lancé par le PQ, au pouvoir depuis 1994, le PDS développa une position indépendantiste de gauche. Cette deuxième défaite référendaire (extrêmement serrée), amena une contre-offensive du gouvernent fédéral dans le cadre du « plan B ».
Le PDS, contrairement au MS, n’hésita pas à critiquer le cours concertationniste des directions des centrales syndicales piégées dans des sommets économiques visant à leur faire jouer le rôle de complices des coupures préparées par le PQ. Le glissement du centre vers la droite du PQ s’était continué et prenait la forme d’une gestion néolibérale teintée d’un discours social-libéraliste propre à ne pas se couper complètement de ses alliés dans les directions du mouvement syndical, populaire et étudiant.
Regain des luttes
Dans la première moitié des années 1990, tout comme dans les années 1980, le gouvernement au pouvoir à Québec, dirigé par Robert Bourassa, met en place une série de contre-réformes, de coupures et de privatisation. Ces reculs sociaux illustraient la détérioration des rapports de force en défaveur des classes dominées. Pourtant, à partir du milieu de la décennie, on a pu noter une certaine remontée des luttes illustrée par la Marche du pain et des roses de 1995, puis les grèves et désobéissances civiles des étudiantEs (1996) et des infirmières (1999).
Un second souffle suit avec la mobilisation anti-mondialisation de la Marche mondiale des Femmes de l’an 2000 contre la pauvreté et la violence. Puis, ce sera le Sommet des Amériques, avec sa Marche des peuples (60 000 manifestantEs), qui mobilisera la majorité du mouvement social québécois. La ZLÉA est alors rejetée clairement par les 3000 personnes ayant participé au Sommet des peuples, malgré les réticences des centrales syndicales nationales. Il faut aussi noter la participation de 20 000 personnes aux manifestations anti-capitalistes menées en partie par des courants anarchistes. Plus présents chez les jeunes, la majorité de ces courants refusent par principe le travail électoral et nient tout l’importance de la question nationale. Les mobilisations du Sommet et de la Marche des Femmes ont été importantes, mais aucune victoire concrète (rejet de la ZLÉA, action contre la pauvreté) n’y a été gagnée.
Après le 11 septembre, la lutte pour la paix et contre l’impérialisme américain4 aidé du Canada, a été la suite de la mobilisation du Sommet, mais ces mobilisations ont été à moins grande échelle. La peur du terrorisme a tout de même créé une certaine commotion chez une grande partie de la population et le mouvement syndical et social s’est peu impliqué contre la guerre. En fait, les récentes montées des luttes n’ont pas encore produit de rupture importante entre les directions syndicales et sociales et le PQ.
La création du RAP
Parallèlement à cette montée des luttes, une volonté de créer un grand parti de gauche au Québec s’est de plus en plus manifestée. Pour une partie de la gauche indépendantiste et socialiste, le profil pris par le PDS était trop marqué par l’anticapitalisme pour être d’emblée le lieu de ralliement de la gauche, malgré ses conceptions ouvertes et démocratiques au niveau de l’unité. Un autre pôle de ralliement s’est donc mis en place, sans critiquer clairement et ouvertement le PDS mais en proposant une autre démarche, où la définition de l’organisation comme parti n’était pas donnée a priori. Suite à un débat lancé par L’Aut’Journal, le Rassemblement pour une Alternative Politique (RAP), qui a tenu son congrès de fondation à la fin de mai 1998, rallia une partie de la gauche sociale et politique québécoise. Mais ce congrès du RAP ne permit pas une véritable unification de l’ensemble de la gauche socialiste, féministe et indépendantiste.
Suite à un processus de clarification de leur projet, le RAP finit par se définir comme parti et décide à se présenter aux élections de 1998. Défavorisé par le système électoral de scrutin unilatéral à un tour, aucun des partis de gauche ne reçut 1% des votes. La seule exception fut la candidature de Michel Chartrand qui a réussi à obtenir 15%, en partie grâce à l’appui de plusieurs syndicats et groupes populaires locaux.
La victoire de Mercier
Suite à l’échec de la campagne électorale de 98, un colloque pour l’unité des organisations politiques et des forces progressistes a rassemblé 700 personnes à Montréal. Ce dernier a permis la mise sur pied d’un comité de liaison qui coordonne depuis les activités sur le terrain de la plupart des partis politiques de gauche.
C’est dans ce contexte, au printemps 2001, qu’eut lieu l’initiative dans Mercier. La formation d’une coalition électorale de différentes forces de gauche et d’indépendantEs se fit sur une plate-forme contre la mondialisation des marchés, pour l’indépendance du Québec et reprenant les revendications de la Marche des Femmes. Un contexte local particulier (crise dans la direction péquiste du comté), et la concentration des forces de la gauche montréalaise (politique mais aussi syndicale) sur ce comté permis d’arracher un résultat électoral significatif (plus de 20%). Cette victoire posa plus concrètement encore la nécessité d’unifier la gauche dans un parti politique fédéré et multi-tendances, ce que l’on désigna comme « l’esprit de Mercier ». Pour accélérer la création d’un parti unifié, des UFP locaux, unissant des membres des quatre partis et de mouvements sociaux, se sont créées dans un certain nombre de comtés de la province.
À l’automne 2001, le PDS avança l’idée de créer un parti de gauche uni, qui maintiendrait en son sein les anciens partis, défini comme tendances officielles. Le congrès du RAP qui suivi adopta une position similaire, malgré des tensions avec certaines régions hostiles à l’unité. Le PCQ, dominé par des militants syndicaux anciennement maoïstes, prône l’unité mais est réticent à perdre son statut de parti et à soutenir clairement l’indépendance du Québec. Le Parti Vert, aussi minuscule et hésitant que le PCQ, est encore tout nouveau et implanté essentiellement dans le milieu anglophone. Surtout, le conseil central de la CSN de Montréal reste parti prenante du processus. En plus, des associations locales ou régionales de l’UFP se sont créées dans Gouin, Mercier, Outaouais, Montérégie, Québec, Rosemont, Ste-Marie-St-Jacques, Lanaudière ; ces dernières comptant plusieurs membres non affiliés aux partis.
L’Union des Forces Progressiste, quelques perspectives
Depuis janvier, les associations régionales et locales de l’UFP, tout comme le PDS, RAP et PCQ, ont procédé à la rédaction de proposition de plate-forme de revendications et de statut (type d’organisation). Le congrès de fondation de la fin de semaine des 15 et 16 juin sera le moment déterminant dans la refondation de la gauche politique au Québec par la construction d’un parti de gauche unifié. . où l’on pourra clarifier quelles sont les convergences et les divergences..5
Son élargissement et sa cohésion interne nécessitent qu’un certain nombre de conditions soient remplies. L’UFP pourra se développer si elle cherche à s’enraciner dans les mouvements sociaux et à se lier aux groupes en lutte, si elle sait mener un combat systématique contre les politiques néo-libérales, si elle est hantée par la souci démocratique et qu’elle cherche à faire la politique autrement. Notons tout ensuite l’importance d’instances démocratiques, que les débats soient transparents, que les décisions proviennent de la base vers la direction et que cette direction soit représentative de la diversité du parti. L’adhésion des femmes et des jeunes, absolument essentielle, ne se fera qu’à ce prix. L’ouverture vers l’ensemble des communautés culturelles et les autochtones doit aussi mettre en relief la diversité du Québec dans le parti. Finalement, le féminisme doit aussi être reflété autant dans les instances que dans les positions politiques. L’appui de larges secteurs du mouvement social et syndical de masse restera une condition pour assurer la construction d’un parti de gauche de masse.
Québec, 13 juin 2002
1 Ce qui ne veut pas dire que la gauche politique n’a pas existé au Québec. Notons la présence du Parti Ouvrier, du PCC et de toute la mouvance autour d’Albert Saint-Martin au début du siècle.
2 Les deux autres pays occidentaux qui n’ont pas de parti de gauche peuvent aussi expliquer ce problème historique par la question nationale (Irlande) et le racisme (États-Unis).
3 En fait, le PQ est officiellement né de l’union d’une scission du Parti Libéral Québécois (Mouvement Souveraineté Association) et d’une scission de l’Union Nationale (Ralliement national). L’organisation des nationalistes radicaux à tendance sociale, le Ralliement pour l’Indépendance Nationale, s’est alors dissoute pour rejoindre le PQ, sans jamais y être invitée en tant qu’organisation. Le PQ fut donc, dès son origine, contrôlé par un personnel politique provenant de la petite bourgeoisie et de secteurs bourgeois liés à l’appareil d’État québécois, souvent issus du Parti Libéral et de l’Union Nationale.
4 Particulièrement contre la guerre en Afghanistan, puis contre l’occupation de la Palestine.
5 Une autre rencontre importante sera le colloque mouvement sociaux et groupes politiques qui se déroulera les 20 et 21 septembre 2002 à la salle Marie-Gérin-Lajoie de l’UQÀM