Fin de la " nouvelle économie "
C’est pourquoi il faut grandement relativiser les explications du repli boursier fondées sur les tricheries du capital. Certes, le point commun des faillites d’Enron ou de Worldcom est un trucage des comptes visant à présenter sous un jour favorable les perspectives de profit. Ces artifices sont devenus une pratique courante et en disent long sur la prétendue transparence du nouveau capitalisme. Ils tournent aussi en ridicule les tentatives de le civiliser en lui décernant des bonnes notes et des brevets de citoyenneté : rien dans la nature de l’exploitation capitaliste ne la distingue du délit et de la tromperie. Mais ce serait prendre le symptôme pour la cause réelle que d’imputer à ces artifices de présentation le retournement de la Bourse. C’est seulement le facteur qui a déclenché un retournement qui était d’une certaine manière inévitable.
Dans l’esprit des capitalistes et de leurs avocats, il ne s’agissait pas simplement d’un engouement boursier mais d’un nouveau mode de fonctionnement de l’économie associé aux nouvelles technologies. Pourtant, le retournement de l’économie des États-Unis a été déclenché par des mécanismes classiques auxquels le capitalisme ne saurait se soustraire. Le cycle " high tech " a donné lieu à une croissance plus vive que d’habitude, mais celle-ci s’est appuyée sur un effort considérable d’investissement qui s’est rapidement transformé en suraccumulation. Les admirateurs de la nouvelle économie s’émerveillaient de la baisse des prix des matériels électroniques qui allégeait le coût de l’investissement, mais ils oubliaient de voir l’augmentation considérable du taux de rotation de ce capital, dont la durée de vie excède rarement quelques années. Il en est résulté un retournement de la courbe du profit, puis un ralentissement de l’activité aux Etats-Unis, quelques mois d’ailleurs avant le 11 septembre.
La particularité du boom de la haute technologie est qu’il a été financé largement par des mouvements de capitaux allant de l’Europe vers les Etats-Unis. En tant que puissance impérialiste, ou carrément impériale, les États-Unis ont pu s’arroger le droit de faire ainsi financer leur effort d’investissement et de soutenir une croissance de la consommation très solide, et plus rapide même que celle du PIB. Aucun autre pays n’aurait pu se permettre le déficit commercial qui a accompagné la croissance des Etats-Unis. La nature de cette combinaison permet de comprendre pourquoi la " nouvelle économie " apparaît finalement comme le privilège des Etats-Unis. Son extension au reste du monde se heurtait au fait que l’Europe exportait des capitaux pour le financer, tandis que le Japon restait cloué au sol par une récession chronique. Cette configuration a d’ailleurs eu temporairement des effets favorables sur l’économie européenne, dont les exportations ont été dopées par la demande en provenance des Etats-Unis. Mais la dissymétrie croissante entre les États-Unis et l’Europe rendait difficile le maintien d’un tel arrangement. La baisse récente du taux de profit aux États-Unis y a mis un terme.
Le 11 septembre est survenu à un moment où la conjoncture s’était déjà retournée aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. On pouvait penser que le choc allait précipiter la récession aux Etats- Unis en faisant éclater toutes les contradictions qui minent l’économie dominante, et notamment le déficit commercial et le surendettement des ménages. Mais un autre scénario était possible qui consistait à soutenir l’économie des Etats-Unis par tous les moyens. C’est cette voie qui a été choisie et qui se traduit par un triple tournant. En premier lieu, l’administration Bush a décidé d’utiliser la marge de manœuvre que lui fournissait l’excédent budgétaire : celui-ci a fondu, pour se transformer progressivement en déficit. Le retour des déficits jumeaux nécessitait des mesures visant à réduire le déficit extérieur. Le second tournant prend la forme de mesures protectionnistes affirmées, sous forme de subventions supplémentaires à l’agriculture et de quotas aux importations d’acier. Enfin, la cohérence de cette nouvelle orientation passe par une baisse du dollar qui doit permettre de rétablir la compétitivité des produits US et de regagner ainsi des parts de marché.
Fin de l’euphorie européenne
L’Europe va se trouver confrontée à une épreuve décisive. Elle a réussi la mise en place de l’euro et bénéficié d’une reprise économique en partie inattendue, qui a permis de desserrer les contraintes définies par le Traité de Maastricht puis par celui d’Amsterdam de 1997.
C’est le premier retournement de conjoncture qu’il va falloir affronter dans le cadre de l’euro et il est d’ores et déjà possible de dire que le Pacte de stabilité ne fournit pas un cadre adéquat. L’Allemagne puis la France se trouvent déjà au voisinage du déficit public à ne pas dépasser et ont déjà subi les critiques de la Commission pour leur politique insuffisamment rigoureuse. Dans ces conditions, l’alternative est simple. Ou bien on applique le Pacte de stabilité et l’on fabrique de toutes pièces une récession brutale ; ou bien on ne l’applique pas mais on risque d’ouvrir alors une crise en remettant en cause les procédures décidées d’un commun accord, avant même qu’elles aient eu l’occasion de servir. Un élément d’incertitude supplémentaire réside dans la gestion de l’euro par rapport au dollar, qui se trouve prise entre deux objectifs contradictoires. Un euro fort est en effet une garantie contre l’épouvantail de l’inflation, mais c’est aussi un obstacle à la compétitivité des produits européens. Il est probable que la philosophie de la Commission et de la banque centrale européenne conduira à une rigueur excessive et à une soumission aux intérêts du dollar, qui seront habillés en victoire de l’euro, monnaie forte.
Les hypothèses globales de conjoncture peuvent au total se résumer ainsi les Etats-Unis vont chercher à amortir la récession par tous les moyens, y compris les plus iconoclastes du point de vue néo-libéral. Ils n’hésiteront pas à en reporter les effets sur le reste du monde. L’Europe subira un contrecoup d’autant plus fort qu’elle appliquera à la lettre ses propres préceptes de rigueur financière. Quant au Japon, il semble condamné à végéter dans un état de stagnation permanente.
Le triste bilan de la mondialisation
Ce qui se passe sur le continent latino-américain résume les contradictions de la mondialisation capitaliste et illustre l’échec du néolibéralisme. Il y a bien sûr l’effondrement de l’Argentine qui représente à lui seul un événement historique de grande ampleur. Il aura suffit à ce pays d’appliquer à la lettre les règles du jeu néo-libérales pour sombrer dans une forme de décadence inédite. L’extension à l’Uruguay allait de soi en raison des liaisons financières entre ces deux pays. Mais ce qui frappe aussi, c’est la simultanéité avec la crise économique et politique au Brésil. L’ampleur des enjeux est illustrée par la volte-face de la politique de l’impérialisme US.
Dans un premier temps, la tactique suivie a été de faire monter la pression par des mouvements de capitaux, dans l’espoir de déconsidérer la candidature Lula, supposée responsable de ce chaos. Puis, dans un second temps, le FMI a été mobilisé pour apporter une aide considérable de 30 milliards de dollars, qui anticipait même sur les demandes du gouvernement de Cardoso. Ce tournant traduit le sentiment que la logique néo-libérale a perdu de sa légitimité et qu’elle est aujourd’hui profondément déconsidérée. Les luttes sociales qui se multiplient dans plusieurs pays prennent souvent la forme de refus de masse des privatisations, comme en Bolivie et au Pérou.
C’est pourquoi la domination des Etats-Unis sur le continent est à la fois omniprésente mais aussi fragilisée par la crise. La solution mise en avant par les États-Unis, c’est l’instauration d’une zone continentale de libre échange, placée sous le signe du dollar. Après le choc argentin, et le dérapage brésilien, force est de constater que cette perspective n’est plus crédible et que des alternatives fondées sur des coopérations régionales gagnent en crédibilité. Quant au Mexique, son rôle de partenaire privilégié des Etats-Unis risque de se heurter au nouveau cours protectionniste de son puissant voisin.
Fin de la nouvelle économie, incapacité à mettre en place un modèle de croissance stable, retour au chômage en Europe, dysfonctionnements croissants dans les pays du Sud : la période n’est pas propice au triomphalisme du Capital. Elle sera sans doute caractérisée par la montée des tensions inter-impérialistes entre les États-Unis et l’Europe chargées de décider qui va supporter le poids des contradictions non résolues. En particulier, l’endettement des ménages et des entreprises aux Etats-Unis est une menace permanente pour l’ensemble de l’économie mondiale.
Si les Etats-Unis ne réussissent pas à en reporter la charge sur les autres pays impérialistes, ils risquent d’être confrontés à une récession de grande ampleur. Et s’ils y réussissent, ce sera à l’Europe de faire face à une stagnation durable, assortie d’une nouvelle remontée du chômage de masse. Dans un tel contexte, les luttes sociales sont susceptibles de changer de nature : au lieu de se limiter à des interventions correctrices sur les effets collatéraux du néolibéralisme, elles vont se développer sur la base d’un refus de principe de ce système dont le bilan apparaît finalement comme très mauvais. En Europe notamment, se développe, sur la base de l’expérience vécue, l’idée que ce qui est bon pour le Capital ne l’est pas forcément pour les travailleurs dont le sort ne s’est pas vraiment amélioré au cours de la reprise récente. C’est dans ce passage d’une certaine résignation au refus que se forgent les alternatives, forcément radicales, à un système qui fonctionne d’autant plus mal qu’on se soumet à ses exigences.
(Tiré du site de Michel Husson)