Pendant les siècles qui ont suivi l’arrivée des Européens en Amérique, ce sont d’abord des politiciens et religieux espagnols, portugais, français et anglais, qui ont défini les autochtones, en même temps qu’ils élaboraient des politiques destinées à les subordonner, à les convertir et à les assimiler. La politique de subordination a prévalu dans les colonies espagnoles : les autochtones avaient pour fonction de fournir la main d’œuvre nécessaire au fonctionnement des mines et des grands domaines (haciendas), sous les ordres des nouveaux maîtres. En échange de quoi on laissait aux communautés un fond de terres et une certaine autonomie interne (repúblicas de indios). Les Français ont préféré une politique d’articulation, dans laquelle les peuples amérindiens avaient pour fonction de procurer les fourrures qui étaient la base de l’économie de Nouvelle-France. Portugais et Anglais n’avaient pas de place pour les premiers habitants du lieu : ils furent généralement refoulés et anéantis à mesure que les colons avaient besoin de leurs terres, et remplacés par des nouveaux arrivants, blancs et noirs, sur lesquels reposait la mise en valeur des vastes territoires du Brésil et de l’Amérique du Nord. Les indépendances des anciennes colonies du nord et du sud ne signifièrent pas grand-chose pour les autochtones, sinon un changement de maîtres. Le XIXe siècle sera partout marqué par une expropriation massive et violente des territoires autochtones, pour faire place au flux accru des immigrants européens.
Les autochtones n’assistèrent pas impuissants à cette dépossession. Des soulèvements innombrables, peu relatés dans les manuels d’histoire, parsèment l’histoire des deux Amériques : de la révolte de Tupac Amaru (1780) au Pérou à celle des Zapatistes (1994) au Mexique, des guerres iroquoises en Nouvelle-France [1] aux protestations contemporaines des Cris, Mohawks. Wendats et Innus dans le Québec d’aujourd’hui. Jusqu’à une période très récente, ces révoltes, pacifiques ou violentes, furent caractérisées par leur caractère local ou régional. Elles prirent en outre un caractère fort différent selon les régions du continent. Dans les anciennes colonies espagnoles du Mexique, d’Amérique centrale et des Andes, qui regroupent plus de 80% des Amérindiens du continent les luttes étaient surtout communautaires et les paysans indiens réclamaient des terres à cultiver. Dans les basses terres d’Amérique du sud (Venezuela, Brésil, Argentine, Chili) tout comme aux Etats-Unis et au Canada, les descendants des peuples nomades refoulés par les colonisateurs réclamaient des territoires.
À partir des années 1970, les luttes s’intensifient et les contacts se multiplient entre les Amérindiens des divers points du continent, ainsi qu’avec d’autres acteurs sociaux : syndicats, églises, partis politiques, groupes écologistes et féministes. Mais cette fois, les organisations autochtones vont également entreprendre de définir, pour leur propre compte, l’amérindianité au niveau international. En Amérique du Nord, le point de départ fut l’occupation, par des jeunes Lakotas, en 1969, de l’île-prison d’Alcatraz, qu’ils offrirent de racheter au gouvernement des Etats-Unis en échange de colliers de verroteries et autres bricoles, soit le même prix que les Hollandais avaient payé, trois siècles plus tôt, pour l’île de Manhattan ! L’American Indian Movement (AIM) était né. Il multipliera les luttes pendant toute la décennie suivante : la police provoquera alors un affrontement meurtrier, au lieu symbolique de Wounded Knee, et un procès trafiqué jeta les dirigeants de l’AIM en prison : le leader Leonard Peltier y croupit encore. Au Canada, c’est dans le contexte des négociations constitutionnelles que les autochtones (amérindiens et inuit) choisiront de situer leurs revendications : à la thèse des« deux peuples fondateurs », ils opposeront leur propre identité et changeront en conséquence le nom de leur organisation pancanadienne : l’Assemblée des Premières Nations. Écartés des négociations qui menèrent à la Constitution de 1982 (que le Québec refusa toujours de signer, d’ailleurs), ils étaient finalement représentés à celles de Charlottetown [2], qui, on s’en souviendra, se soldèrent par un échec.
Sur un autre registre, la « guerre du golf » à Oka-Kahnesetake, au Québec, en 1990, puis le conflit d’Ipperwash, en Ontario, ramenèrent les revendications amérindiennes dans l’actualité : les jeunes « Guerriers » démontrèrent que, s’il le fallait, ils étaient près à prendre les armes pour défendre leurs droits territoriaux, garantis par des traités que ne respectaient même pas les gouvernements qui les avaient signés. Au Brésil, les Indiens d’Amazonie, appuyés par l’Église ainsi que par les groupes démocratiques et écologistes, menèrent une lutte soutenue dans les années 1970 contre la mise à sac de l’Amazonie par les transnationales minières et forestières, appuyés par la dictature militaire. Ils eurent finalement gain de cause, et la constitution démocratique de 1988 enchâssa leurs droits territoriaux (dont la démarcation pose cependant encore d’épineux problèmes). De façon générale, la représentation d’eux-mêmes qu’adoptèrent les autochtones des anciennes « colonies de substitution » fut celle de nations opprimées par des nations colonisatrices.
En Amérique centrale et dans les Andes, les législations libérales du XIXe siècle leur avaient enlevé leur statut d’Indiens pour en faire des « paysans ». Or les mouvements populaires et socialistes qui prennent de l’ampleur au XXe siècle incorporèrent à leurs programmes la revendication de « la terre pour qui la travaille ». Les Amérindiens et Métis chassés de leurs terroirs par les grands propriétaires se redéfinirent donc comme paysans sans terre et s’allièrent historiquement aux partis de gauche et aux syndicats. La stratégie s’avéra bonne dans certains pays : au Mexique, après la Révolution de 1910-1917, en Bolivie, après celle de 1952, au Pérou, après 1968, des réformes agraires permirent la réappropriation massive de terres communales. Dans tous ces cas, et même là où ces réformes avortèrent ou furent sabotées, comme au Guatemala en 1954, les autochtones adoptèrent une identité de classe : ils sont des pauvres exploités par les riches.
Les deux types de luttes, fondées sur des identités différentes (nation et classe, respectivement) pouvaient difficilement se rejoindre jusqu’à la période récente. Deux événements cruciaux changeront la situation : la Célébration du Cinquième Centenaire de l’arrivée de Colomb (1992) et le soulèvement zapatiste (1994). À la fin des années 1980, l’annonce faite par plusieurs pays d’Amérique et d’Europe de célébrer en grande pompe l‘anniversaire de la « Découverte de l’Amérique » provoqua un tollé parmi des organisations autochtones en plein essor, qui y virent une glorification de la conquête. Il leur apparut essentiel de diffuser leur propre vision des choses, ce qui donna lieu à plusieurs rencontres internationales, entre 1989 et 1992. En octobre 1989, à Bogota, Colombie, démarra la Campagne 500 Ans de Résistance Autochtone et Populaire. En juillet 1990, eut lieu à Quito, en Équateur, la Première Rencontre Continentale des Peuples Indiens. En 1991, à Xelaju, (Quetzaltenango), Guatemala, se tenait la Deuxième Rencontre Continentale, mais cette fois, de Résistance Autochtone, Noire et Populaire.
Ces rencontres, faut-il le souligner, créaient des précédents historiques : pour la première fois, des Kayapos du Brésil communiquaient avec des Cris, une Aymara de Bolivie pouvait échanger avec une Navaho des États-Unis. En même temps, les changements de nom, d’une rencontre à l’autre, témoigne des difficultés de produire une définition qui corresponde à la réalité diversifiée de plus de trente millions de personnes, dispersées de l’Alaska à la Patagonie. C’est, à mon avis, la rencontre de Quito (1990) qui produisit la réflexion la plus riche, fruit de huit commissions de travail. La première commission, sur l’autodétermination, buta d’abord sur l’appellation même du collectif autochtone et opta pour la diversité : nacionalidades (nationalités), pueblos (peuples) o naciones indias (nations indiennes), « selon la dénomination que nous avons dans chaque pays ». On choisit finalement pueblo parce que le terme « a un statut dans les documents du droit international ». Plus loin, aussitôt affirmé le droit à l’autodétermination, on ajoute qu’il s’agit d’une « pleine autonomie dans les cadres nationaux » bien qu’on précise « ou souveraineté, dans le cas des peuples de l’Amérique du Nord ». Malgré ce flou terminologique, un projet politique commun ressort des discussions : l’autonomie gouvernementale (autogobierno). Pour cela, il faut détruire « l’actuel système capitaliste ». On souligne dès le début que cette lutte ne doit pas se faire isolément et qu’il faut « marcher aux côtés des paysans, des ouvriers, des secteurs marginaux et des intellectuels engagés en faveur de notre cause pour détruire le système dominant et oppresseur et construire une société pluraliste, démocratique et humaine ».
L’examen des textes produits à l’issue de ces rencontres continentales pour définir une identité et une vision du monde proprement amérindiennes montre d’abord qu’il s’agit d’une vision résolument moderne, malgré les références nombreuses aux racines millénaires de l’amérindianité. Cette vision s’inspire de la pensée occidentale progressiste (de la libération nationale à l’écologie, en passant par le féminisme et les droits de la personne) concernant les groupes subordonnés et leur émancipation. Elle trace une opposition entre un passé d’égalité et d’harmonie avec la nature et la réalité actuelle faite de destruction et d’oppression ; elle invoque la nécessité d’une alliance de tous les opprimés pour construire un monde égalitaire ; et elle débouche sur le droit de se gouverner soi-même de façon démocratique. Certains, qui proviennent aussi bien des rangs conservateurs que d’une certaine gauche jacobine, y ont vu la preuve d’un manque d’authenticité, d’un décalage par rapport à la spécificité autochtone : les Amérindiens ne devraient sans doute parler que du Popol Vuh ou de la Grande Tortue cosmique ! En fait, leur discours contemporain, étroitement lié à la pratique des organisations, a pour fonction essentielle d’appuyer leurs positions dans les négociations avec l’État, ce qui exige l’utilisation des représentations communes à l’ensemble de la société. Le caractère proprement subversif de ce discours politique amérindien consiste à établir un nouveau sujet historique, dépositaire des attributs et des droits antérieurement reconnus aux sujets dominants : une culture à soi, une histoire et des savoirs propres, un droit à décider pour soi son présent et son avenir.
Cependant, le texte final de la rencontre de Quito renfermait une contradiction : on tentait d’y faire coexister deux projections politiques distinctes de l’amérindianité : l’une centrée sur l’Indien-classe et l’autre sur l’Indien-peuple. Cette divergence, qui apparaît dans le flottement entre autonomie et souveraineté, reflète une tension profonde au sein du mouvement autochtone en Amérique latine et dans les Amériques. Au Mexique, au Guatemala ou dans les Andes, la présence de majorités métisses et de fortes minorités autochtones a créé un rapport imaginé différent à la « patrie » : les autochtones les plus politisés s’y considèrent comme les vrais Mexicains, Guatémaltèques, Boliviens, opprimés par une petite clique sans vergogne soumise à l’étranger. Ces organisations ont été historiquement proches des partis marxistes et adoptent un vocabulaire et une stratégie similaires : favorisant les alliances larges avec les syndicats ouvriers et les secteurs populaires des villes pour obtenir la réforme agraire ainsi que des changements sociaux et politiques formulés en termes de rupture avec le système capitaliste.
À l’opposé, dans les pays où la colonisation de substitution a triomphé (comme le Canada, les Etats-Unis, mais aussi le Brésil, l’Argentine et le Chili), les autochtones n’ont jamais considéré qu’ils possédaient la même identité nationale que la majorité (et celle-ci les en a exclus également). En conséquence, dans le contexte d’une lutte de nations occupées contre une nation coloniale dominante, on met l’accent sur la légitimité que donne le statut de premiers habitants du territoire, avant la constitution des divers États-Nations. Et on réclame diverses formes d’autonomie régionale, dans les zones où les autochtones constituent encore la majorité. La terre qu’on réclame ici, c’est un territoire, lié à un imaginaire de type national, que développent leurs organisations. Ce n’est pas qu’à l’État qu’on s’oppose alors, mais bien à l’ensemble des « occupants », y compris les agriculteurs et les travailleurs des entreprises forestières et minières. Les principaux alliés qu’on peut alors trouver, ce sont des Églises progressistes et des groupes écologistes. Les victoires, ici, se matérialisent sous la forme de régions autonomes, régies par des formes traditionnelles de gouvernement. Aucun partage du pouvoir n’est envisagé avec un État de type occidental.
Le conflit entre les deux tendances du mouvement autochtone continental éclata au grand jour en 1991, à Xelaju, Guatemala, où de nombreuses organisations autochtones, celles d’Amérique du Nord notamment, refusèrent de s’identifier à une résistance « indigène, noire et populaire », ainsi qu’à l’incorporation, dans la déclaration, d’un vocabulaire qui leur sembla « marxiste, donc étranger ». Si les rencontres préalables à 1992 permirent à de nombreux groupes autochtones une prise de conscience continentale de l’amérindianité aujourd’hui, elles se terminèrent cependant sur le constat d’une divergence qui semblait irréconciliable entre deux projets politiques : un projet qu’on peut appeler « de classe » et un projet « de peuple » ou national.
L’impact du soulèvement zapatiste (janvier 1994)
À peine deux ans plus tard, le soulèvement zapatiste aura, sur ce monde autochtone en effervescence, un effet rassembleur. Pour la première fois, en effet, des paysans amérindiens reprenaient à leur compte le concept d’autonomie politique et territoriale en l’adaptant à un contexte géographique où autochtones et métis sont étroitement associés depuis des siècles. Je n’entreprendrai pas d’examiner en profondeur l’Ejército Zapatista de Liberación Nacional (EZLN, Armée Zapatiste de libération nationale), qui a suscité déjà plusieurs études, mais de dégager ses principales caractéristiques à partir des textes mêmes qu’il a produits.
La Déclaration de la Selva Lacandona, rendue publique le premier janvier 1994, présente d’abord un raccourci de l’histoire du Mexique : luttes et trahisons qui débouchent sur un présent de misère et la dictature d’une « coterie de judas » vendus à l’étranger. Le texte conclut que, la lutte constitutionnelle et légale s’étant avérée vaine, la lutte armée du peuple est justifiée. Dans ce premier texte, aucune référence explicite n’est faite à l’appartenance amérindienne des insurgés, c’est le patriotisme mexicain révolutionnaire qui est exalté. C’est dans le communiqué du 6 janvier, pour répondre aux « calomnies et mensonges » du gouvernement (qui les accuse d’être des « révolutionnaires étrangers ») que l’EZLN précisera qu’il s’agit d’un « soulèvement autochtone » (indígena), du « secteur le plus humilié et le plus dépossédé du Mexique, mais aussi le plus digne » même s’il y a aussi des « Mexicains d’autres origines sociales ». Dans les « demandes de l’EZLN », formulées pour la première fois le 1er mars, les divers niveaux d’identité sont explicités. Cette fois, la référence à l’indianité revient dans dix des trente-quatre points, dont la plupart traitent de revendications politiques, économiques et sociales.
L’évolution de l’autodéfinition de l’EZLN, telle qu’elle se dessine dans ses communiqués, a fait l’objet de diverses interprétations. Si nous considérons seulement la Déclaration de la Selva Lacandona, le groupe se situe clairement dans la foulée de la tendance radicale du mouvement agraire et politique des années 1970. Dans les jours qui ont suivi, cependant, en même temps que l’insurrection se voyait matériellement limitée à la partie orientale du Chiapas, son impact sur l’imaginaire national et international était énorme, surtout après l’explicitation de la dimension autochtone. Dans les « demandes » de mars 1994, on assiste à une reformulation complète : les éléments agraires, modernisateurs (électrification, routes, débouchés agricoles), politiques (démocratie) apparaissent désormais subordonnés à l’affirmation ethnique qui exige la « pleine autonomie politique, économique et culturelle » ainsi que développement des langues et cultures autochtones. Par la suite, on y ajouta l’autonomie territoriale, qui a pris un sens très concret lors du second soulèvement, le 19 décembre 1994, avec l’occupation de trente-huit municipalités et la déclaration d’une autre « zone insurgée » dans le centre-nord de l’État. Son impact fut considérable sur les organisations amérindiennes [3]. Il semble donc que, tant par choix que par suite de l’évolution de la situation, le mouvement néo-zapatiste ait voulu être la synthèse des diverses tendances du mouvement populaire, paysan et autochtone récent et ait essayé de concilier, dans son discours, changement révolutionnaire et nationalisme amérindien.
Le thème de l’autonomie, naguère réservé, en Amérique latine, à des discussions d’universitaires et de leaders amérindiens a été le thème central des négociations entre les Zapatistes et des représentants du gouvernement mexicain, à San Andrés Larrainzar. L’« Accord sur la culture et les droits autochtones », signé par les parties en 1996, prévoyait une large autonomie politique et territoriale pour les pueblos indígenas. Le gouvernement du président Ernesto Zedillo refusa de le ratifier, soutenant que le mot pueblo ne pouvait ici signifier que « communauté villageoise », puisque les peuples autochtones sont « communaux ». La Ley indígena adoptée par le Congrès en 2001, à l’initiative du président Vicente Fox, reprend essentiellement ce point de vue.
À l’opposé, pour les groupes amérindiens militants, bien que la communauté locale ait été et demeure le lieu privilégié de la persistance autochtone, il ne saurait être question de se laisser isoler et enfermer dans des milliers de villages, alors que les problèmes sont globaux et exigent des solutions globales. Le projet de régions multi-ethniques autonomes aurait obligé l’État à redéfinir les frontières de son pouvoir, au moins dans tout le sud-est et le sud du pays, où se concentre la majorité des douze millions d’autochtones. Bien que la loi votée en 2001 par le gouvernement mexicain n’a pas satisfait aux exigences du mouvement le retentissement international du soulèvement a permis que soit posée la question de l’autonomie à l’échelle du continent.
Le MAS bolivien, ou la combinaison des dimensions sociale et ethnique
Le néo-zapatisme, après avoir obtenu un écho immense dans les deux Amériques au cours des années 1990, s’est estompé peu à peu. Outre des facteurs qui relèvent de la stratégie de sa direction et de la conjoncture mexicaine, son incapacité de provoquer un changement d’ensemble rend manifeste que la référence à la seule dimension ethnique et culturelle (comme il le fit dans la dernière période) ne constitue pas actuellement une base de mobilisation suffisante et soutenue. Pour être efficace, il semble que le discours indianiste doive inclure d’autres composantes de leur imaginaire présent, fruit d’une interaction croissante avec le monde extérieur.
L’expérience bolivienne récente est très riche sur ce plan. Le pays connut, il y a plus de vingt ans, l’essor d’un mouvement autochtone qui mit de l’avant une ligne ethniste stricte : le Tupac Katari. Par delà les frontières actuelles, il revendiquait un retour au passé incaïque, au Tawantinsuyo « l’empire des quatre quartiers » dont la région sud, le Kollasuyo, correspond en gros à la Bolivie actuelle (avec des parties du Chili et de l’Argentine). Si l’organisation connût un certain succès parmi la jeunesse amérindienne scolarisée et même, dans certains secteurs populaires, elle ne constitua jamais une alternative de pouvoir. Parallèlement, au début des années 1980, dans la lointaine vallée tropicale du Chapare, des petits producteurs revendiquaient le droit de planter la coca, comme on le fait dans ces régions depuis deux mille ans : la feuille de coca est en effet utilisée depuis toujours comme stimulant (léger) par les paysans comme par les mineurs. Les paysans obtinrent partiellement gain de cause.
Quand, quelques années plus tard, le gouvernement néolibéral bolivien décida de privatiser, en le cédant à des intérêts transnationaux, l’approvisionnement en eau de la région de Cochabamba, dans les vallées centrales, il affronta une coalition d’usagers et de paysans et dut faire volte-face. Le Mouvement au Socialisme (MAS) naquit de la fusion de ces luttes populaires. La résistance atteignit son sommet quand le gouvernement, poursuivant sa politique de privatisation des hydrocarbures, approuva l’exportation du gaz à travers le Chili vers le marché des Etats-Unis (alors qu’aucun gazoduc ne dessert encore la capitale, La Paz !). La contestation sociale s’élargit encore et renversa le gouvernement. Le président Evo Morales, issu de ce mouvement, a mis en oeuvre depuis février 2006 un audacieux programme de re-nationalisation des ressources pétrolières, gazières et minières - principales ressources du pays - une constituante et une nouvelle réforme agraire, qui poursuit celle de 1952. À la différence de Tupac Katari, et même de l’EZLN, le Mouvement au Socialisme a su associer, tout au long de sa trajectoire, la lutte inclusive contre la misère et les inégalités sociales à la revendication ethnique. On ne peut que tracer un parallèle avec les revendications des autochtones du Canada et du Québec, d’une modernité contrôlée par le groupe, étroitement associée au combat pour sortir de la pauvreté et de l’oubli.
Comme les Mayas de la forêt des Lacandons, les Cris, les Innus et les Inuit du nord québécois, veulent des cliniques, des écoles et des routes, des emplois pour les jeunes et des débouchés pour leurs produits. L’échec récent de la conférence de Mashteuiash, entre les Premières Nations du Québec et les gouvernements provincial et fédéral, montre que les États du Nord ne sont pas plus prêts à accepter un véritable partenariat avec les peuples autochtones que ceux d’Amérique latine. Il est cependant beaucoup trop tard pour tenter d’arrêter le mouvement vers l’autonomie. Que ce soit par le contrôle politique qu’ils ont obtenu sur de vastes territoires (la Mosquitia au Nicaragua, les territoires indiens d’Amazonie, le territoire Cri-Eeyou de la Baie James ou le Nunavut et le Nunavik) ou par une participation directe à la gestion des affaires de l’État, comme en Bolivie, les peuples autochtones sont en train de démontrer que le temps des tutelles étatiques et religieuses, coloniales et néocoloniales est bel et bien révolu.
Références
BEAUCAGE, Pierre, 2005 : Parcours de l’indianité : théologie, politique, anthropologie. Montréal, Université de Québec à Montréal, Cahiers du groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (# 3).
___, 2006 : « Éclatements de l’imaginaire de l’indianité. Discours et acteurs contemporains. » (texte accepté pour le livre Les imaginaires politiques en Amérique latine et la clôture de l’État, sous la direction d’André Corten). Presses de l’Université du Québec à Montréal : p. 165-184.
DAVIS, Sheldon H., 2002 : « Indigenous Peoples, Poverty and Participatory Developement. The World Bank in Latin America. » in Multiculturalism in Latin America. Indigenous Rights, Diversity and Democracy. (R. Sieder, dir.) Londres, Palgrave MacMillan : p. 227-251.
EZLN (Ejército Zapatista de Liberación Nacional),1994a : « La déclaration de la Selva Lacandona ». Recherches amérindiennes au Québec XXIV (3) : p. 85-86.
___, 1994b : « Communiqué du CCRI-CG de l’EZLN, Mexique, 6 janvier 1994 » in Nadal, A l’ombre de Zapata. Vivre et mourir au Chiapas. Montréal, La Pleine Lune : p. 147-154.
___, 1994c : « Communiqué du CCRI-CG de l’EZLN, Mexique. Les demandes de l’EZLN. 1er mars 1994 » ibid. : p. 181-191.
MARIÁTEGUI, José Carlos, 1968 : « Le problème de la terre » in 7 essais d’interprétation de la réalité péruvienne. Paris, Maspero : p. 58-97.
SARMIENTO SILVA, Sergio, dir., 1998 : Voces indias y Quinto Centenario. México, Instituto Nacional de Antropología e Historia.
Cet article est une version condensée de deux textes de 2005 et 2006.
NOTES :
[1] Combien de Québécois savent que le « massacre de Lachine » était une réponse à l’enlèvement de plusieurs dizaines d’Iroquois des Grands Lacs par l’armée française, qui avait reçu l’ordre d’envoyer ces robustes gaillards sur les galères du roi Louis XIV ? On les avait attirés en les invitant à une grande fête...
[2] [NDLR] L’Accord de Charlottetown est un projet avorté de réforme constitutionnelle au Canada. Proposé par le gouvernement fédéral canadien et les gouvernements provinciaux en 1992, ce projet a été rejeté par les Canadiens par voie de référendum le 2§ octobre 1992.
[3] À l’appel de l’EZLN, les représentants de dizaines d’organisation autochtones ont participé à trois forums nationaux, baptisés « Assemblées nationales indigènes pluralistes pour l’autonomie » (ANIPA) d’où est surgi le Congreso Nacional Indígena (CNI), première instance à vouloir représenter l’ensemble des autochtones du Mexique.
Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l’entière responsabilité de l’auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d’Information et de Solidarité avec l’Amérique Latine (RISAL).
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Source : El Juguete Rabioso / Le jouetenragé (http://eljugueterabioso.free.fr/), janvier 2007